L’œil et les mots (s.2, ep. 4)
Mon invité: Christian Astolfi pour la sortie de « l’œil de la perdrix » aux Bruits du Monde. Nous parlerons des héroïnes de son dernier roman, de la gestation des textes et du milieu ouvrier. La proposition d’écriture est présentée par Irène Mériaux.

Diffusion le samedi 7 décembre à 10h et rediffusion le vendredi 13 à 13h, puis disponible ci-dessous ainsi que sur Deezer et Spotify.
Proposition d’écriture
Avec des anaphores, répétitions en début de phrase, honorons les petits gestes familiers de nos proches ou d’une personne dans son travail. Envoyez vos textes à jeanmarc@despapousamarseille.fr pour être publié.e sur ce site et avoir un retour par email.
Références
L’oeil de la perdrix, Christian Astolfi aux Bruits du Monde
La petite bonne, Bérénice Pichat aux éditions Les Avrils
Musiques
Générique: extrait de « Fatigue Universelle » des Troublemakers
« Baraye », Shervin Hajipour
Irène – Le Hammam
Honorer… ma peau qui se détache.
Honorer les lambeaux de couches dermiques qui sont décollé par le gant
Honorer le gant qui gratte
Honorer la main dans le gant qui appuie sur mon corps.
Honorer le muscle qui ponce ma peau.
Honorer l’œil qui scrute mon dos et les endroits où l’épiderme est encore rassemblé.
Honorer l’autre main qui prend appui sur la table en marbre pour arriver à frotter plus fort.
Honorer ces abdos qui se contractent pour que sa force se transmette jusqu’à sa main pour pouvoir continuer de frotter mon dos.
Honorer cette femme qui me frotte dans la chaleur étouffante du hammam.
M’honorer moi qui prends enfin le temps de m’arrêter
Prends soins de toi « take care » qu’on me dit tous les jours de mon burnt out.
La société te met à bout et en plus il faut prendre soin de soi.
Tu t’occupes quotidiennement:
De toi,
De ton enfant,
De 80 patientes par semaine,
De 16 collègues,
De faire tourner une structure novatrice
Et tout devrait tenir.
Heureusement que tu as largué ton mec et ses besoins démesurés
Heureusement que tu ne réponds pas à tous les coups de téléphone de tes potes qui se plaignent de son mec
Heureusement que tu as mis tes parents à distance avec leur injonctions patriarcale.
M’honorer moi qui prends enfin le temps de me faire frotter.
L’honorer, elle, quand elle viendra me demander, à moi médecin, un arrêt parce que son bras a trop frotté.
Quand elle souffrira d’un trouble musculo squelettique comme dit la sécurité sociale.
Elle qui gomme les peaux en sous sol, dans une ambiance surchauffée.
Moi qui signe des arrêts de travail dans ce confessionnal, ce bureau des plaintes de notre société, qu’on appelle cabinet médical.
Honorer nos souffrances de femmes qui font du care.
Bien qu’on soit :
Pas payé pareil.
Pas avec les mêmes papiers.
Pas avec les mêmes possibilités de changer de métier, de mari, ou de maison.
Honorer la sororité dans ce coin du système. Et tenter de faire trembler le système
Marine – Veiller
Tremper la patte dans un sérum
Glisser les doigts sur la fourrure
Griller ce qu’elle pourra manger
Guérir la griffe
Soigner le foie le pancréas
Veiller
Tremper la patte dans un sérum
Glisser les doigts sur ses poils blonds
Lui tendre – bout à bout
Ce qu’elle pourra manger
Plonger dans ses vieux yeux
L’amour solide – l’amour liquide
Veiller
Tremper la patte dans un sérum
Caresser son ventre poilu
Bouder les années décuplées
Baiser son front gratter son dos
Enlacer son corps fatigué
Veiller
Emmanuelle – L’employé du parking
Lui, dans sa cage en verre.
Son visage se penche et son souffle parfois lorsqu’il me dit bonjour vient embuer la vitre.
L’employé du parking.
Il saisit mon ticket, le passe dans sa machine : c’est bon, voilà madame, vous pouvez y aller.
Pas besoin de payer quand c’est pour des rayons.
Lui, derrière le guichet. Il est jeune, il est grand, sa peau noire et ses dents, tout de lui disparaît. Son sourire en reflet sur le terne carreau.
L’employé du parking.
Toujours dans sa cahute. Qu’il vente, pleuve ou neige.
Tous les jours à son poste.
Mais lors d’un festival, moi perdue dans la foule, et lui qui m’interpelle.
– Madame je vous connais, si, si, c’est vrai, madame.
Je m’éloigne, il insiste :
– Si, si, c’est vrai madame, hier à l’hôpital.
L’employé du parking. Il bosse aussi la nuit, le soir et les week-ends. Il sort de son repère pour surveiller les stades, il se poste à l’entrée des salles de spectacle, il accueille et renseigne, il vérifie les sacs. Lui, vêtu d’un costard. Mon gardien du parking.
Alors quand je le revois, la semaine suivante, son bonjour encagé brise la vitre et les murs.
Dans l’usine à soigner, son visage lumineux me devient familier.
Il apporte la vie.
Et je me sens moins seule.
Répétés simplement, ses mots forment une promesse, il y aura des printemps.
Et j’ai un peu moins peur.
– Bonne journée, à demain.
L’employé du parking,
Pour un temps et pour moi, anonyme ange gardien.